Univers privé et mondes reconfigurés :

Nul doute que le visiteur de cette nouvelle exposition de la Perspective Galerie se pose, en y entrant, cette question : de quoi Morgane Fourey m’entretient-elle ? De prime abord, rien ici d’immédiatement intelligible au vu de la multiplicité des pièces proposées et celle, tout autant, des entrées thématiques, que l’on suppose d’office nombreuses. Le sens advient cependant, une fois accompli le tour de l’exposition, que nourrit un ensemble généreux de représentations tenant de l’inventaire. L’art ? En ces lieux-là, il s’affirme à l’évidence comme une procédure d’enregistrement du vécu, et de compilation des représentations personnelles. Comme cette façon fine de percevoir, de ressentir, d’analyser et de se représenter les choses, avant tout.

Tout un monde

Artiste française née en 1984, Morgane Fourey propose avec cette exposition au titre sibyllin, « L’écho des bétyles », une large palette de ses talents, ceux d’une jeune créatrice faisant flèche de tout bois, de la peinture, souvent tirée de son répertoire photographique privé, à la sculpture et l’installation. Ces talents, avec application, méthode et rigueur, sont mis au service d’une expression qu’on croirait a priori vagabonde mais en réalité ciblée. Où les apparences, pour le visiteur pressé, peuvent s’avérer trompeuses. En dépit de dehors énigmatiques, tout en l’œuvre de Morgane Fourey maçonne un ensemble cohérent que génèrent tant la curiosité de l’artiste (vivre, c’est traverser le temps mais aussi chercher) que son obstination à mettre en art ses perceptions de façon réglée, comme un lettré rangerait sa bibliothèque (créer, c’est se construire, se structurer).

L’exposition même ? Son titre singulier d’abord, « L’écho des bétyles ». Les différentes pièces de l’exposition, ici, se font écho et se répondent les unes les autres, en se métamorphosant souvent, les sculptures se rapportent aux peintures tandis que nombre de pièces sculptées, cuites en terre de surface mat ou émaillées, tendent vers la forme épurée des bétyles, ces pierres antiques sacrées censées contenir une essence : ouverture, tout à la fois, à l’archéologie, aux mythes et légendes, à la pétrification des matières par le temps. Premier volet : au sol, des sculptures éparses de terre cuite. De formes convergente, elles ont pris position comme autant de signes et de sémaphores ponctuant l’espace, tantôt noires, tantôt non, roses ou orangées : une Montagne, une curieuse Tête d’oiseau tendue vers la verticale et évoquant les arts premiers, une Tour de Babel inspirée du fameux tableau de Bruegel et, inspirés en retour par la sculpture de cette tour, un coquillage, une forme rappelant les chapeaux de cotillons ou encore un tipi.

Second volet de l’exposition, pictural celui-là : une tenture noire supporte plusieurs tableaux de petit format évoquant de nouveau la Tour de Babel (dont une version de cette tour en rose, de façon inattendue…), des matériaux ou des animaux, tels que Fibre et Coquillage. Autre part sur les murs de la galerie, extraits d’une série intitulée Archéotypie, relevons ces vues peintes de formes géométriques archétypales, fragments de roches posés sur un sol glabre et autres drapés isolés dans l’espace de la toile. Toujours au registre pictural, citons encore ces surprenantes vues aériennes de paysages simplifiés ponctués d’éléments parfois singuliers – une échelle, seule, se dresse vers le ciel, ou un stylo, identiquement – ainsi que d’autres propositions picturales de facture toujours très originale : un triptyque intitulé Malabar (le nom d’une île des Seychelles mais aussi du cheval de trait de la Ferme des animaux de George Orwell, une œuvre inspirée ici par la plaine des Sables à la Réunion) ; une surprenante composition du nom de Faire la perruque, un chapeau d’où sortent des cheveux, dont l’artiste présente aussi une version sculptée, en trois dimensions.

Troisième volet enfin de cette exposition généreuse, flanquant un espace latéral de la Perspective Galerie : la présence d’un cabinet de curiosités. Fusionnant objets et espaces de rangement, cette installation sert de présentoir à des micro-sculptures, à des peintures sur bois encadrées et à divers dispositifs de vision de type caisson lumineux. On y trouve maints artefacts tous singuliers, en céramique ou peintes : une boîte à lumière affichant de haut en bas différentes images de nuages ; une collection d’yeux de verre en céramique ; une corneille albinos en terre renversée sur le dos ; un pavillon d’oreille bleu ou la réplique à l’identique, de céramique encore, d’un caillou trouvé cassé en deux ; des animaux légendaires (l’agneau végétal, un agneau sortant d’une plante) ou encore des nez, de céramique, ainsi qu’une queue de poisson pouvant faire penser à une queue de sirène ; des doigts et des pousse-pied aux formes de plantes ou d’animaux semblant venus de la préhistoire..., le tout fait main avec un souci du détail que l’on retrouve dans l’ordonnancement même de ces différents objets, des plus structurés, présentés dans différentes cases, favorisant la lecture analytique.

Je est un univers

La pire des évaluations, au vu de cette exposition, serait de qualifier celle-ci de capharnaüm ou de « vide-ateliers », comme on dira vide-greniers. De l’affilier, au plus court, à ces propositions de type « n’importe quoi » dont est coutumier l’art contemporain. Ce point de vue est lapidaire autant qu’erroné. Car il est en question d’abord, en ces lieux de cristallisation, d’un univers. Comprendre, si l’on suit le dictionnaire, de « l’ensemble de tout ce qui existe ». À quoi avons-nous à faire, pour solde de tout compte ? À un monde total à part, le monde privé de Morgane Fourey riche de sa très particulière manière de se représenter « le » monde devenu « son » monde. Où l’artiste, par des moyens détournés, fait de son projet créatif l’occasion d’un autoportrait, d’une projection de soi. Autoportrait non conventionnel, certes, idiosyncrasique voire autistique par l’esprit peut-être, nulle figure pour l’occasion ne posant ni ne venant s’exposer en majesté. En tient lieu, de valeur substitutive, un pool de créations plastiques qui fuient le langage commun. Morgane Fourey artiste plaide pour l’autotélisme (ce qui est sa propre finalité), pour l’expression singularisée, son phrasé plasticien assume à plein de recourir tout à la fois à son propre vocabulaire et à sa grammaire spécifique.

Créer, idéalement, c’est générer son propre langage, sa grille interprétative bien à soi. Morgane Fourey s’y adonne avec brio, jusqu’à ce point, fourbir une création unique, d’une originalité totale et sans égale venant informer sur le parcours mental d’une personnalité autant solitaire que portée à évaluer et figurer de près, par elle-même, la qualité de chaque moment vécu et de chaque impression formée. Chacune des créations présentées dans l’exposition, de la sorte, entend voir indexée une expérience personnelle, intime le plus souvent, du réel. Prenons l’exemple des différentes vues d’Îles que nous donne à voir Morgane Fourey. Au fil de toiles sur ce même thème qui se font écho, baignant parfois dans une eau noire ou s’inspirant d’images canoniques de l’histoire de l’art telles que la célèbre Île des morts d’Arnold Böcklin, l’artiste cartographie en fait au moyen d’images d’art de son cru les différents voyages insulaires qu’elle a pu effectuer (à La Réunion, aux Écréhous, à l’ile d’Elbe, en Islande, à Amorgos…), source d’images diverses inspirées par ceux-ci. S’agissant de sa reprise en main de l’Île des morts de Böcklin, une toile intitulée Ectoplasmes et traitée à dessein dans un style évoquant l’art naïf ou enfantin, chacun des personnages peuplant celle-ci qu’y a représentés l’artiste est notoirement elle-même en personne, portraiturée à partir de différentes photographies d’elle enfant grimée de divers déguisements. Plus qu’un simple détournement, on relève pour l’occasion le souci autobiographique et l’agrégation de deux données façonnant la personnalité, la culture acquise d’une part, qui travaille entre autres notre sens esthétique, la question du moi et de ses mises en scène d’autre part, dont résonne et se nourrit la création artistique même. Ce rapport particulier au vécu et sa traduction métamorphique se retrouve aussi dans les différents portraits de villes que crée Morgane Fourey : Houilles, Pont-Saint-Pierre, invariablement liés à une expérience personnelle de l’espace. Choses vues, personnes rencontrées, impressions de visite…, ce n’est pas une ville stricto sensu que va figer le tableau mais l’expérience d’un moment urbain, d’une relation spécifique (les mains que l’on y a serrées, qui deviennent autant de sculptures), non pas de façon mimétique (la classique veduta) mais de façon psychologique ou anecdotique (ce qu’inspire la ville, ce qu’elle raconte).

Le réalisme revisité

Morgane Fourey ou la représentation biaise, une chose donnée pour une autre ? Tel est le principe à l’œuvre, indéniablement. À l’image de la création surréaliste, qui dérive l’objet représenté vers un autre de lui-même, dans un élan irrépressible d’altérité. À l’image aussi de l’art symboliste, qui met un surcroît de sens dans ce qu’il représente en suggérant que le visible n’est pas tout et qu’il y loge toujours une allusion, une métaphore, un indice, une « ouverture à ». À l’image, encore, des jeux de la concaténation, de la « chaîne inspirante ». Nombre de créations de l’artiste sont ainsi à interpréter comme des suites, des retours à, des variations sur un thème donné : telle photographie inspirera un dessin qui inspirera lui-même une peinture ou une sculpture, de façon incidente. Que les figures fétiches tels que tas de matière, eaux noires ou oiseaux abondent dans l’œuvre de Morgane Fourey n’est dès lors que logique : l’œuvre, en tant qu’ensemble, raconte et continue une histoire du soi aux prises avec ses obsessions.

Des années durant, Morgane Fourey a réitéré un type de création réellement insolite, la restitution, dans les espaces où elle exposait, d’ateliers d’artistes à échelle 1 et sous l’espèce d’environnements (série Archives), devenus par ce truchement des sculptures. Un pour le moins curieux hyperréalisme et, tout autant, l’aveu d’une passion pour la mise en scène. Ce que l’on voit ? Ce n’est pas toujours ce que l’on voit, contrairement à ce que prétend un célèbre apophtegme du peintre Frank Stella, son « What you see is what you see ». Le travail de l’art est pour Morgane Fourey, plutôt un moment d’inclusivité. Que comprendre ? 1, Selon la formule canonique de Vassili Kandinsky, l’art « ne reproduit pas le visible mais rend visible ». Créer, de la sorte, signifie créer dans l’ouverture totale, par agglomération : tout ce qui peut être intégré à la création le sera, sans restriction. 2, Le tournoiement de la pensée qui accompagne toute phase de création (quoi représenter, comment le représenter ?) n’est pas contraint, entravé mais au contraire laissé à son parcours, celui-ci serait-il peu rationnel et combinerait-il de façon concomitante une infinité de ressentis, de perceptions, de réflexions sensées ou imaginaires. 3, La forme même que prend l’œuvre, les tours qu’elle adopte, qu’on devine nombreux et variés (ils le sont, jusqu’à défier toute lecture logique et toute systématisation), sont d’office « ouverts », ils combinent sans restriction des impulsions artistiques diverses qui ne s’excluent pas. Tout se tient, s’imbrique, signifie.

Un point de détail signifiant, pour finir. Le choix définitif d’un intitulé général, pour cette exposition parisienne, n’a pas été aisé, de l’aveu même de l’artiste. Propositions que se fait à elle-même Morgane Fourey, qui parfois reprennent le titre d’une de ses créations : « Poursuivre la boucle », « Là où il n’y a ni discours, ni silence », « L’horizon est déjà loin », « Là où le temps s’est égaré », « Rebondir dans le noir »… Pour cette raison avant tout autre : un titre, inévitablement, tend à la réduction, à la sur-focalisation, à une détermination stricte et bornée, là où le « s.t. », le sans titre laisse a contrario la perspective grand’ ouverte. « Je crée une forme de fiction en imaginant un oubli des savoir-faire et la perte des connaissances, en imaginant la redécouverte d’objets, l’interprétation et l’usage que nous pourrions en faire », dit l’artiste de son travail et de ses mobiles. Si le monde est un perpétuel recommencement (mais est-ce si sûr ?), en faire un sujet de création artistique le dynamise incontestablement : en permettant sa relance par des voies dérivées, qui induisent de nouvelles perspectives, ainsi que l’on s’y emploie ici.

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Paul Ardenne 

(écrivain et historien de l’art)