La « maison d'un archéologue plutôt que d'un architecte », « un musée de détails ». Tels furent quelques-uns des commentaires sur la maison que Ricardo Severo a construite en 1904 comme première œuvre à Porto, rua de Conde (aujourd'hui rua Ricardo Severo), destinée à devenir une référence dans le débat sur la « casa portuguesa». Archéologue, ethnologue, théoricien de l'architecture et ingénieur, Severo a rassemblé dans ce bâtiment un ensemble d'éléments issus de types d'habitations traditionnelles de différentes régions du pays : l'utilisation de la pierre, l'escalier extérieur, la loggia, la niche pour le saint, les avant-toits, les azulejos. Elle pourrait être définie comme une maison « manifeste », où la dimension privée et domestique s'est ouverte à la réflexion publique sur la valeur de la tradition par rapport à l'identité nationale (au sens du XIXe siècle), s'inscrivant dans le débat sur l'architecture portugaise et brésilienne entre éclectisme, historicisme, néocolonial, folklore et modernité. 

Construit par Ricardo Severo pour y vivre avec sa famille, vendu quelques années plus tard lors de son départ pour le Brésil, et aujourd'hui rouvert en tant qu'hôtel, le Palacete Severo a toujours été utilisé comme une maison. L'exposition a donc été conçue en étroite relation avec l'histoire de ce lieu et en dialogue avec ses espaces, entre l'ancien et le nouveau bâtiment : le jardin avec ses arbres séculaires, le patio intérieur, les salons utilisées aujourd'hui comme bar, restaurant, bibliothèque, les chambres et le spa. Les œuvres exposées explorent de diverses manières le thème de l'habitat et l'idée du public comme invité ou hôte. Certaines œuvres abordent le domaine des relations et des liens familiaux, à commencer par celui entre mère et fille (M de Marzia Migliora) et jusqu'à l'horizon multi-espèces invoqué par Claudia Losi avec les couples de petits animaux en laine (Actes d'amour) qui s'enfouissent dans leurs étreintes amoureuses, ou dans les « parades » de différents animaux, réunis dans des formes compactes comme de puissantes amulettes sur de somptueux tissus de soie polychromes. 

La maison peut être un refuge, mais aussi une cage. Une condition particulièrement familière aux femmes, y compris aux princesses des contes de fées, que nous avons tous vécu pendant les périodes de confinement. Dans la vidéo et les images d'Irene Pittatore, la maison se restreint à une baignoire et à un évier, et dans cet espace liquide elle devient le théâtre d'une représentation féminine traversée par une ironie surréelle qui subvertit les gestes quotidiens et les réinvente (Covid-19 isolation journal). Hommage aux gestes d'insoumission de Martha Rosler dans sa célèbre œuvre vidéo Semiotics of the Kitchen (1974), le journal vidéo de Pittatore nous rappelle également que c'est dans la limitation, dans la contrainte, que se produit le pouvoir de l'imagination créatrice.

La maison est le lieu où se superposent les traces de l'expérience, les souvenirs et les histoires familiales, entre mémoire, héritage et éloignement. 

Les œuvres de cette exposition partagent cette condition multidimensionnelle, stratifiée et superposée. Si la maison est un « musée de détails », ce n'est pas seulement le collage de styles et de formes utilisé par Ricardo Severo, mais des œuvres qui fonctionnent comme des indices. Elles nous invitent à aiguiser notre regard, à écouter, à nous interroger sur notre façon d'être dans ces pièces, hôtes de passage, dans le confort d'un environnement douillet, « entre éloignement et familiarité », où il est même possible de faire une pause par rapport à soi-même, se faire passer pour quelqu'un d'autre, disparaître. C'est ainsi qu'avec l'œuvre sonore d'Elena Pugliese, il s'agit de s'asseoir à une table, peut-être près d'une fenêtre donnant sur le jardin, de mettre des écouteurs et d'écouter une voix féminine qui, tout en se parlant à elle-même, invite à se laisser transporter un instant, une joue posée sur l'écorce d'un arbre, dans Un avventuroso sparire (une disparition aventureuse). 

Parfois, les traces ne disent rien de précis, ce sont des signes qui se succèdent, se développent les uns sur les autres comme les grains de poussière qui donnent corps au temps qui passe. Angiola Gatti trace des marques au bic bleu et au crayon, jusqu'à remplir des mètres de toile. Sans plan précis, juste un espace, qui peut être une page de cahier ou beaucoup plus grand, mais qui ne dépasse jamais la taille de ce qu'elle peut atteindre en bougeant son corps, en levant ou en écartant les bras. Sur cet espace, Gatti commence à déposer des signes, certains aussi grands qu'un geste, d'autres aussi minuscules qu'une ponctuation. Ce sont des espaces-temps où l'artiste « vit » parfois pendant des années, en revenant sur ses pas ou en laissant des vides qui deviennent des éclairs de lumière, comme des atmosphères sidérales, des paysages cosmiques qui prennent forme à l'intérieur d'une pièce.

Le temps et la superposition des signes, qu'il s'agisse de figures, de mots, de décors, sont présents dans les œuvres d'Alice Visentin comme autant d'opportunités narratives. Les tableaux de l'exposition sont disposés en séquence, comme s'il s'agissait de photogrammes ou de pages d'un journal intime, où convergent la réalité et l'imagination, des choses qui se sont produites et d'autres qui ont été rêvées, des phrases lues dans des livres ou prononcées par des inconnus, ou entendues dans les récits de femmes âgées qui se souviennent aussi de la vie de ceux qui ont vécu avant elles, et qui savent tout, du moins c'est ce qu'il est beau de penser. Un tableau qui ressemble à une table de pique-nique, un autre qui est en argent, des personnages, des détails, sont la trame d'un flux affabulatoire imprégné du plaisir d'établir des liens intuitifs, savants et joyeux, de créer des familles de sens et d'affection. 

M, la série de collages et de dessins sur papier que Marzia Migliora consacre à la relation entre mère et fille (« m » comme maman et comme Marzia, dans laquelle la figure du double puits reflète la force et l'ambivalence de la relation), fait aussi partie d’une imagerie qui se nourrit de la connexion entre les choses, comme un flux de conscience. L'image de la grande toile des Paradoxes de l'abondance est un univers vital et interconnecté, entre micro et macrocosme, comme le sont les œuvres de la série Aqua Micans, traversées par un réseau de tubes reliant chaque partie des scènes. Le protagoniste est l'eau qui vivifie et guérit, l'aqua micans (eau scintillante) capable de rendre la parole au corps inanimé du révolutionnaire français Danton, comme le raconte Raymond Roussel dans Locus Solus, un texte qui a beaucoup inspiré Duchamp et les dadaïstes et surréalistes français. Migliora associe ce pouvoir à la figure générative des porteuses d'eau, figures archétypales de la culture méditerranéenne, que Ricardo Severo aurait certainement aimées et bien accueillies dans sa « maison d'archéologue ».

En expliquant la relation entre sa peinture et la mémoire, Enrico Tealdi décrit son atelier, construit « dans ce qui était autrefois la grange de la maison que mes arrière-grands-parents avaient construite à la fin des années 1930. Une ferme de campagne où tout s'est passé : mariages, enfants, guerre, morts atroces, défaites, vengeances, larmes et rires.  Ce n'est plus une maison mais un temple laïque où la vie s'est écoulée ». L'assonance avec le binôme maison/temple utilisé par Severo dans sa célèbre conférence de 1914, « A Arte Tradicional no Brasil : a Casa e o Templo », qui constitue un jalon majeur dans l'histoire de l'architecture brésilienne, est frappante. Pour Tealdi, la maison, l'atelier, donc la peinture, est le lieu de la mémoire, qui nourrit sa façon d'observer la réalité. Une réalité déjà traduite en images ou vécue, mais en ayant à l'esprit les peintures étudiées dans les livres et observées dans les musées, y compris ceux ouverts dans les demeures bourgeoises à la campagne, avec les grands paysages du XIXe siècle, et les peintures votives conservées dans des niches aux carrefours des rues. Les vues pittoresques, les évanescences, les arbres feuillus semblent ouvrir les murs pour faire du paysage une maison.

Claudia Losi, qui au cours de ses nombreuses années de recherche artistique a profondément habité le paysage naturel, ses signes et l'imagerie qu'il peut dégager, a donné forme à un habitat composé de petites cabanes, les formes les plus élémentaires et archétypales de la maison, en croisant des branches de rosiers couvertes d'épines. Objets familiers, semblables à ceux dessinés par les enfants, les sculptures de Losi parlent du besoin d'abri comme condition première de l'existence, et évoquent en même temps le danger et l'inaccessibilité, abordant un thème plus que jamais urgent à notre époque, marquée par la violence des injustices sociales et des guerres (Asking shelter). 

Comme tout jardin créé autour d'une maison, le jardin entourant le Palacete, avec ses arbres luxuriants, rappelle un micro-monde naturel. Marco Cordero a choisi d'y placer une série de sculptures (Ometto) composées de pierres empilées les unes sur les autres, culminant avec des moulages en bronze de livres, un objet à l'origine de toutes ses œuvres. Ces sculptures rappellent les « cairns », d'anciennes constructions encore répandues partout, qui étaient érigées pour différentes raisons, mais surtout comme des repères pour guider le chemin, avertir du danger et réconforter ceux qui se croyaient perdus. A l'intérieur de la maison, les livres, cette fois sculptés, deviennent matière à donner forme à des objets et à des horizons, sans cesser d'être des paysages de mots, qui parfois affleurent et nous interrogent. Ce sont des livres sauvés de l'abandon et du rebut pour offrir de nouvelles hypothèses de lecture. Cordero me rappelle que l'étymologie de “lire” est “recueillir ». La maison est un lieu où l'on recueille des choses que l'on considère comme précieuses. Au Palacete Severo, sur un petit mur de bibliothèque, une ancienne carte du XVIII siècle de la zone montagneuse où le Mont Blanc n'avait pas encore été découvert, remplace l'absence de cette grande montagne par l'épaisseur d'un livre façonné par le contour des mains de l'artiste dans un geste de recueillement ou de collecte. C'est une façon de donner forme à un lieu qui n'existe pas encore : une U-topia, comme l'indique le titre, qui nous invite à ajouter un futur entre les pièces que nous habitons. 

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Francesca Comisso

(Curatrice et historienne d'art)

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